2046 de Wong Kar-Wai au cinéma : in the mood for rewind
- Hugo Lafont
- 17 déc. 2024
- 6 min de lecture
Ce mercredi 18 décembre jusqu'au réveillon de Noël, à la Filmothèque du Quartier Latin, les lumières s’éteindront tout au long de la journée pour laisser place à un monument du cinéma contemporain : 2046 de Wong Kar-Wai. Film de tous les superlatifs, fresque opératique et onirique, cette œuvre labyrinthique demeure l’une des plus grandes entreprises de fragmentation mémorielle jamais portées à l’écran. Si In the Mood for Love (2000) incarnait une romance en suspension, un ballet de non-dits et de frôlements sublimés, 2046, sa suite officieuse, déconstruit tout pour ne laisser que les éclats de nos souvenirs, désirs et regrets. C’est un voyage d’une rare densité, qui efface les frontières entre passé, présent et futur, et invite chaque spectateur à s’égarer dans le labyrinthe intemporel d’un Wong Kar-Wai en état de grâce pour son dernier grand film.

2046 n’est pas seulement un film sur l’amour et le souvenir, c’est aussi une œuvre profondément ancrée dans l’histoire de Hong Kong. Circonscrit entre 1966 et 1970, il entremêle des images d’archives des bouleversements sociopolitiques de l’époque avec la trajectoire intime de son héros, Chow Mo-wan (Tony Leung Chiu-wai). Plus que jamais, la ville devient un personnage à part entière pour parler de la trajectoire temporellement fracturée de son personnage. Invisible mais omniprésent, Hong Kong est un cocon fissuré par l’Histoire, semblable au cœur de l’homme qu’il met en scène, un lieu où tout semble condamné à disparaître.
Pour Wong Kar-Wai, ce film est indissociable de la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997. « On nous promettait que rien ne changerait pendant cinquante ans. Mais y a-t-il quoi que ce soit d’immuable dans ce monde ? », confiait-il au sujet de sa ville. Impossible de ne pas faire le lien avec le sentiment amoureux qu’il préfère dans 2046 dépeindre par tout ce que l’amour concerne, sans que ça ne soit jamais l’amour. Dans une chambre d’hôtel mystérieuse, le cinéaste interroge autant son imperméabilité que les rouages de sa maladive permanence. La chambre 2046, où rien ne change mais où personne ne revient jamais intact, devient une métaphore vertigineuse : un lieu où se mêlent les souvenirs, les désirs inachevés et les promesses non tenues. Tony Leung reprend son rôle de Chow, métamorphosé depuis In the Mood for Love. Journaliste romantique devenu écrivain désabusé, il fuit l’attachement en s’entourant de femmes qui ne sont que des reflets brisés de son passé. Hanté par Su Li-zhen (Maggie Cheung), dont l’ombre plane sur tout le film, il projette ses passions éphémères sur quatre figures féminines, chacune incarnant une facette du souvenir. « Il y a quelques années, je tenais mon happy end, mais je l’ai laissé s’échapper ».

© Aile Shya
Zhang Ziyi est stupéfiante en Bai Ling, jeune courtisane à l’érotisme mordant, piégée dans un amour non réciproque avec Chow. Gong Li, surnommée la « Mygale », est une autre Su Li-zhen, mystérieuse et distante, écrasée par le poids de la première. Faye Wong, muse légère et mélancolique, se glisse dans le rôle de Jing-wen, secrétaire et confidente, tandis que Carina Lau reprend son rôle de Lulu/Mimi, écho au Hong Kong de Nos années sauvages. Wong Kar-Wai fait de ces femmes des fantômes vivants, des miroirs qui reflètent les souvenirs fragmentés de Chow, et par extension ceux de ses spectateurs. Mais Maggie Cheung reste l’ombre la plus fascinante. Présente à travers des caméos furtifs, elle incarne l’impossible retour au passé. Par quelques plans furtifs, en androïde ou en rêve, Wong Kar-Wai rappelle que 2046 est avant tout une quête vaine : celle de retrouver ce qui est perdu à jamais.
C’est par l’intermédiaire de l’imaginaire que 2046 se singularise par rapport aux autres oeuvres du réalisateur. Dans son roman de science-fiction, Chow invente un futur dystopique où un train voyage vers une ville nommée 2046, un lieu où le temps s’est arrêté et où les voyageurs espèrent retrouver leurs souvenirs perdus. Mais personne ne revient de 2046 intact. Ces séquences, visuellement éblouissantes grâce aux effets du studio français BUF, reflètent la fragmentation intérieure de Chow. Les "androïdes" qu’il imagine – incapables d’oublier, mais aussi incapables de ressentir – deviennent des extensions de sa propre incapacité à tourner la page.
Le train, trajectoire en apparence rectiligne, devient la métaphore parfaite de la structure narrative éclatée du film. Wong Kar-Wai télescope les époques, fusionne les lignes temporelles et superpose les souvenirs, si bien que chaque scène semble être une projection irréelle d’un passé réinventé. L’imaginaire et le réel s’imbriquent pour créer un récit où l’émotion prévaut sur la logique, et comme toute prédominance du coeur sur l’esprit, la vie de Chow semble destinée à subir l’errance métaphysique d’une âme prisonnière d’elle-même.

2046 est une expérience sensorielle totale, une symphonie visuelle et sonore qui dépasse la narration pour toucher à la substance sensorielle que tente d'atteindre le 7ème art. Wong Kar-Wai exploite pour la première fois le format Scope (format de projection très élargi), amplifiant l’isolement de ses personnages dans un cadre où les couleurs – rouge carmin, vert émeraude, jaune ocre – explosent comme des souvenirs qui refusent de disparaître. La bande originale, comme toujours chez Wong, élève les images au niveau de ce que nous aimerions expérimenter pour combler l'avidité de nos sens : valses nostalgiques, jazz langoureux, et l’opéra Casta Diva d’Angela Gheorghiu magnifient les trajectoires brisées des personnages. Mais cette splendeur esthétique n’est pas gratuite : elle incarne la lutte constante du cinéaste pour figer l’éphémère, pour rendre éternel ce qui est voué à disparaître.
Dans sa scène finale, 2046 referme doucement son propre cercle. Chow, seul dans un taxi, s’éloigne dans la nuit, laissant derrière lui un passé auquel il ne peut plus s’accrocher. Contrairement à In the Mood for Love, Su Li-zhen n’est plus à ses côtés. Le passé, omniprésent tout au long du film, cesse de peser, mais ne disparaît jamais vraiment. La caméra retourne une dernière fois à ce trou dans l’écorce d’un arbre où un secret a été confié, un geste qui résume tout : un moment figé, mais toujours hors de portée. 2046 apparaît ainsi comme une sorte d’autoportrait de son réalisateur : hanté par l’idée de revivre ce qu’il a perdu, Chow devient une figure réflexive du cinéaste lui-même, incapable de conclure ses oeuvres sans les déconstruire, les prolonger, ou les réécrire. Cette indécision artistique induit qu’aucune fin ne fera jamais vraiment l’affaire, chez Wong comme chez nous : toutes les conclusions auront le même goût d’insatisfaction car l’omnipotence nous est intrinsèquement refusée. Jamais nous ne retrouverons la femme aimée et perdue, jamais nous découvrirons la vérité de tous les secrets, jamais nous finirons de créer notre vie rêvée d’éternité. Tous les indices de notre existence flottent d’ores et déjà autour de nous, et 2046 illustre plus que jamais ce choix drastique de Wong de montrer qu’il nous faut travailler ces indices pour dégager un sens, un intérêt, une raison à la vie pour la vie, et ce quitte à toujours ré-inventer nos souvenirs, nos fantasmes et nos regrets. Ses oeuvres dialoguent entre elles comme nos obsessions dialoguent en nous.
2046 est une œuvre monde essentielle dont le palimpseste cinématographique a pour ambition universelle de nous désorienter, de troubler notre rapport au temps, à l’amour, à la mémoire, comme l’a si bien fait Proust en littérature il y a presque 100 ans. Sous la forme d'un récit dans lequel se confrontent les mille et une histoires qui façonnent nos identités rompues, Wong Kar-Wai offre ici un espace où chaque spectateur est libre de projeter ses propres regrets, espoirs ou obsessions. À travers ce mélange de mélancolie et de beauté auquel n'échappent pas nos fantasmes d'existence cinématographiée, 2046 nous laisse avec la certitude que les souvenirs ne se figent pas, ils se transforment, et ce sont toujours eux, au bout du compte, qui finissent par nous écrire. Le roman de nos vies ne trouvera jamais son point final, alors autant l’écrire comme si nous en savions la fin.
2046 est à retrouver à La Filmothèque du Quartier Latin ce mercredi 18 jusqu'au 24 décembre : https://www.lafilmotheque.fr/films/2046-2/
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