Interstella 5555, les Daft Punk au cinéma : One last time
- Hugo Lafont
- 10 déc. 2024
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 déc. 2024
Fermez les yeux une seconde. Vous êtes devant votre téléviseur, quelque part au début des années 2000. Entre deux clips que le passage du temps n’aura pas pardonné, une mélodie synthétique jaillit en même temps qu’une comète filant vers une planète inconnue : on entend One More Time pour la première fois. L’écran s’emplit de couleurs saturées, d’êtres aux cheveux bleus et d’une aventure galactique qu’on devine à peine. Vous ne savez pas pourquoi, mais vous vous sentez captivés. Ce n’est pas comme les autres clips que l’on a l’habitude d’entrevoir d’un œil distrait. C’est autre chose. Quelque chose qui dépasse le simple fait d’aimer la musique ou l’animation. C’est une œuvre qui parle directement à une partie de vous que vous ne comprenez pas encore. Et aujourd’hui, plus de deux décennies plus tard, Interstella 5555 revient, intact, brillant comme une étoile qu’on ne croyait jamais voir un jour sur grand écran. C’est l’occasion de se replonger dans ce qui a fait de ce film un phénomène culte : une fusion parfaite entre deux univers, un conte silencieux qui continue de résonner à une époque où les écrans débordent de contenus aussi bavards qu’éphémères. Mais avant de regarder plus loin devant, il faut se souvenir.

Souvenez-vous. Ces clips passaient sur les chaînes musicales, souvent tard le soir. Des morceaux comme Aerodynamic ou l’iconique Harder Better Faster Stronger s’accompagnaient d’extraits de cette histoire qu’on ne comprenait qu’à moitié mais qu’on aimait déjà : syndrome voisin de l’amour. Les personnages, qui n’avaient d’extraterrestres que la couleur, nous semblaient familiers, presque vivants et déjà marqués dans nos inconscients, leurs aventures aussi tragiques qu’inspirantes.
Avec le recul, il est clair qu’Interstella 5555 nous donnait plus qu’un simple spectacle. C’était une passerelle vers une culture globale, une rencontre entre la France de Daft Punk et le Japon de Leiji Matsumoto, légende de l’animation et créateur d’Albator. L’avènement de la French Touch à son diapason face à celui de la Japanimation. Une invitation à imaginer un monde où les frontières artistiques s’effacent, et par ce biais, un monde dans lequel n’existe plus une seule frontière seulement grâce à l’art et la musique.
C’était aussi une manière pour les enfants et adolescents de l’époque de visualiser la musique autrement. On ne comprenait pas encore pourquoi Discovery, l’album de Daft Punk, sonnait si universel, mais on savait qu’il s’écoutait comme une histoire. Chaque morceau avait son univers visuel, ses émotions, ses personnages. Et à travers eux, nous ressentions quelque chose d’intangible : la beauté brute d’une œuvre qui se souciait de la sémiotique des arts pour marquer son auditeur/spectateur avant même qu’il n’en soit conscient.
Derrière la simplicité apparente du récit (un groupe de musiciens extraterrestres kidnappés, transformés en stars sur Terre, et qui tentent de retrouver leur liberté) se cache une critique véloce de l’industrie musicale, un hommage à la puissance des artistes face aux systèmes qui les exploitent. Chaque scène, chaque morceau, explore ce que l’on sacrifie en cherchant à séduire le monde entier (bien beau paradoxe lorsque l’on revient sur le succès interplanétaire de l’album et du duo). Et lorsque tout s’effondre, c’est la musique elle-même qui demeure, indestructible, accompagnée des liens qu’elle seule sait engendrer. Elle symbolise ce qui nous rapproche. La fin du film sur la trop longue et trop nécessaire Too Long ne saurait pas mieux l’illustrer.
Dans l’agitation d’un monde saturé de distractions, certaines œuvres choisissent de ne pas crier, restant en retrait à la frontière du souvenir, comme si elles attendaient le bon moment pour resurgir. Interstella 5555 revient aujourd’hui au cinéma pour une séance unique ce jeudi 12 décembre, mais pas comme un éclat nostalgique que l’on polit à la va-vite. Il revient avec le poids de son héritage intact, prêt à se mesurer à une époque où tout semble filer trop vite.

Ce retour n’est pas un simple geste d’archiviste, ni un produit calculé pour ranimer les cendres d’un groupe disparu. Depuis la fin de Daft Punk en 2021, il y a quelque chose d’inachevé dans l’air, comme une phrase restée en suspens. Ce film reprend ce fil, mais sans prétention de clore quoi que ce soit. Il ne nous vend ni mémoire ni avenir ; il impose seulement une présence. Interstella 5555 reste identique à nos premiers visionnages, mais il semble que ce soit le monde autour de nous - ou en nous - qui ait changé. Peut-être est-ce justement pour cela qu’il frappe avec une telle intensité aujourd’hui.
Ce film n’a jamais été une œuvre démonstrative. Il ne hurle pas son importance ; il nous laisse la découvrir par nous-mêmes, dans son silence évocateur et son rythme mesuré, dans ce que le cinéma et la musique peuvent y unir de nostalgie et d’instant. Revisiter Interstella 5555 en 2024, c’est se heurter à une œuvre qui n’a pas cédé d’un pouce face à l’érosion des modes. La musique de Discovery reste viscérale, presque tactile, et les animations de Matsumoto conservent cette gravité feutrée, ce quelque chose d’inachevé et d'intimement joyeux qui invite toujours à y revenir.
Mais ce retour ne se limite pas à une redécouverte esthétique. À travers ce voyage interstellaire, nous sommes confrontés à notre propre incapacité à ralentir, à ressentir pleinement. Ce que propose Interstella 5555, ce n’est pas un regard vers le passé, mais un décalage, un contre-temps. Il impose un hors-champ à une époque où tout veut être cadré, dévoré, digéré dans l’instant. Le paradoxe, c’est qu’en étant ancré dans son époque — celle des années 2000, avec ses utopies électroniques et ses promesses de fusion culturelle —, le film se révèle peut-être encore plus contemporain aujourd’hui. Il nous tend une possibilité que nous avions oubliée : celle de nous perdre dans quelque chose qui nous possède émotionnellement à travers le temps.
Il incarne une époque où l’électro de Daft Punk redéfinissait le langage musical. Discovery, l’album qui soutient tout le projet, ne cherchait pas seulement à faire danser : il racontait une histoire, avec ses extases et ses drames, jouait avec les codes du sampling pour en faire un art à part entière. C’était une musique expansive, audacieuse, qui croyait et croit aujourd'hui plus que jamais à l’idée d’universalité.
Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? L’électro a évolué, bien sûr. Elle s’est fragmentée, industrialisée parfois, jusqu’à devenir l’un des piliers du mainstream. Les festivals géants et les algorithmes de streaming ont aplati certaines de ses nuances, transformant l’héritage de la French Touch en une commodité globale plus qu'en un mouvement aujourd'hui immédiatement reconnaissable. La French Touch est désormais partout. Et pourtant, dans cet océan d’uniformisation sur lequel il est compliqué de se repérer, les morceaux de Discovery continuent de vibrer, rappelant une époque où la musique électronique savait conjuguer expérimentation et émotion brute. Mais elle ne va pas s'arrêter en si bon chemin.
Quant à la japanimation, elle aussi a changé. Elle est devenue un produit internationalement consommé et respecté, omniprésent sur les plateformes de streaming, conquérant des millions de spectateurs hors du Japon. Mais dans cette expansion, elle a parfois perdu cette gravité singulière que Leiji Matsumoto insufflait à ses récits. Ses personnages portaient toujours une tristesse insondable, un sentiment de lutte face à l’immensité du cosmos, que l’on retrouve encore dans chaque plan de Interstella 5555. Aujourd’hui, l’animation japonaise brille souvent par sa technicité, mais cette mélancolie, ce souffle épique qui fait dialoguer l’intime et l’infini, semble plus rare. On continue de la chercher et de la trouver par chance parfois.
Interstella 5555 interroge ce que ces évolutions nous disent de nous-mêmes. Si la musique électronique et la japanimation se sont transformées, c’est aussi parce que nous avons changé. Nous consommons plus vite, nous cherchons des œuvres qui se plient à nos attentes plutôt que de nous confronter à l’inattendu.
Mais ce film est là pour rappeler ce que ces arts ont été capables d’accomplir lorsqu’ils osaient encore se rencontrer. Daft Punk et Matsumoto ne cherchaient pas une synthèse parfaite ; ils ont mis en commun leurs visions, leurs différences, pour produire une œuvre à laquelle aucune définition ne convient vraiment. Cette tension entre les sensibilités, loin de s’effacer, nourrit tout Interstella 5555.
Ce film n’est pas une relique. Il est une ligne de fuite, tendue entre ce qui fut et ce que ces arts pourraient encore redevenir. En revisitant ses couleurs flashy, ses rythmes électro-pop et ses silences vibrants, nous nous souvenons que l’électro peut être un espace d’émotion pure, et que l’animation japonaise savait convoquer l’humanité en ses nuances insoupçonnées dans un geste de dessin. Interstella 5555 nous rappelle, à sa manière discrète mais indélébile, que ces chocs entre cultures, ces rencontres improbables, ne sont pas des accidents. Ils sont des éclats de ce que l’art propose certainement de mieux : transcender les modes et les genres pour nous laisser entrevoir quelque chose de plus vaste que nous-mêmes. Et si le film s'avère plus que jamais nécessaire aujourd'hui, c’est parce qu’il refuse de se réduire à une époque. Interstella 5555 est la preuve que lorsque l’art dépasse les frontières, il ne se contente pas de capturer un instant : il se charge d'écrire une langue que le temps n’effacera jamais.

Interstella 5555 est à retrouver dans 15 cinémas ce jeudi 12 décembre et au Pathé Palace pour une séance unique le vendredi 13 décembre : https://s.pathe.fr/fr/V3118S7557?utm_source=allocine&utm_medium=allocine&utm_campaign=partenaire-allocine&partenaire=allocine&pos=c2VhdGluZw%3D%3D
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