La Haine à La Seine Musicale : la nécessité renouvelée
- Hugo Lafont
- 6 nov. 2024
- 4 min de lecture
Presque trois décennies après sa sortie, La Haine de Mathieu Kassovitz continue de refléter avec force les fractures sociales françaises. Adapté cette année en comédie musicale intitulée La Haine - Jusqu’ici rien n’a changé, le film devient une expérience théâtrale hors-norme, où danse et musique amplifient l’impact de cette histoire de colère et de désespoir.
« Alors, toujours aussi con ton maître ? »
Vinz dans La Haine, Mathieu Kassovitz (1995)
Il y a des films qui marquent le regard, d’autres qui renversent l’esprit, et quelques rares élus seulement parviennent à atteindre le cœur. On aime autant les trois comme il se doit en fonction du bon ou du mauvais temps, mais il serait mentir que d’ignorer notre quête effrénée de ces derniers en particulier. Puis par miracle, à l’instar de ces trois cas, il y a ceux qui transcendent leur époque, pénètrent notre inconscient et deviennent un miroir où se reflètent les tensions contemporaines de toute une société. La Haine de Kassovitz fait irrémédiablement partie de cette catégorie. Presque 30 ans après sa sortie en salle, son impact ne faiblit pas : au contraire, le temps a tant fait de lui une icône que la pérennité le porte en elle comme un exemple de sa toute puissance. Il résonne encore plus fort aujourd’hui. En 2024, l’adaptation théâtrale hybride du film à La Seine Musicale ré-actualise plus que jamais la pertinence et la nécessité de cette œuvre aux enjeux éminemment actuels.
Rappelons les faits : La Haine raconte la journée mouvementée de trois jeunes – Vinz, Saïd et Hubert – issus de la banlieue parisienne, au lendemain d’une émeute violente déclenchée par une bavure policière. Filmé en noir et blanc, il projette un univers où le contraste est brutal : entre les jeunes et les forces de l’ordre, entre la misère et les promesses trahies d’une République décadente. En suivant les personnages, le spectateur plonge dans un quotidien qui fait écho à une France fracturée, à une jeunesse en quête de dignité autant que d’identité. La Haine capture la colère et le désespoir, mais aussi l’humour et l’humanité d’un monde plus stéréotypé qu’aucun autre. L’amitié entre les jeunes y est une force en même temps qu’une faiblesse, révélant la solidarité, mais aussi l’impuissance face à un système oppressif.
Le film transcende la réalité des années 90 et demeure d’une actualité troublante. La tension, l’incompréhension, la violence et la fracture sociale n’ont pas disparu. Elles se sont transformées et aggravées. Dans un contexte où les banlieues continuent d’être stigmatisées, où les violences policières font régulièrement la une, et où la jeunesse des quartiers populaires exprime toujours son malaise, La Haine reste un témoignage essentiel.
Adapter La Haine sur scène est un défi tout autant artistique que politique, et Kassovitz l’a bien compris. Accompagné par Serge Denoncourt, sa re-médiatisation utilise la scène comme une possibilité d’incarner totalement ses personnages et d’illustrer plus que jamais le sens de la catharsis. Le théâtre a cette capacité unique de briser la distance entre le public et l’histoire racontée : la présence physique des comédiens crée une immédiateté, une proximité qui permet au spectateur de faire partie du récit et d’assimiler davantage les tenants et aboutissants de l’existence même des protagonistes. En voyant Vinz, Saïd et Hubert évoluer sous ses yeux, il devient impossible pour le public de rater au moins un simulacre d'identification. Il s’agit d’actualiser La Haine sans la dénaturer, de l’enrichir par les corps, de capter ce que l'œuvre a de plus intemporel tout en résonnant avec la réalité d’aujourd'hui. Le théâtre, par son essence même, invite à une réflexion collective et instantanée, où chaque spectateur devient témoin et acteur, embarqué dans cette spirale de violence et de questionnements inhérents à la vie en banlieue.
Chorégraphiée par Émilie Capel et Yaman Okur, les quatorze tableaux que proposent l’adaptation amplifient le cri originel du film. La danse devient un moyen d’exprimer physiquement la colère, la frustration, et les espoirs des personnages. Elle est une échappatoire autant qu’un exutoire, permettant aux corps de crier ce que les mots ne peuvent intégralement formuler, faute d’oreilles attentives et de cœurs concernés. Tout peut y traduire la tension, l’apaisement et la rage. La BO ratissant un large panel des figures du rap actuel et la danse ajoutent une dimension de pulsation, de rythme, renforçant l’urgence de l’histoire : elles transfigurent le chaos quotidien d’un milieu en une expérience collective.
La Haine - Jusqu’ici rien n’a changé joue ici un rôle fondamental, non seulement en enrichissant le propos essentiel du film de base, mais aussi en en faisant un événement culturel de proximité qui prétend être à la hauteur de son ambition de révéler les failles prégnantes d’un milieu aux douleurs invisibilisées.
Aujourd’hui, La Haine sur scène est une expérience immersive qui va au-delà du cinéma. Elle réinsuffle dans les cœurs et les esprits des spectateurs une réalité qui persiste, un appel à comprendre, à écouter, à agir. Ce besoin de représentation théâtrale nous rappelle que le film de Kassovitz n’est pas un simple film, mais une histoire intemporelle qui ne devrait plus être intemporelle. Par son urgence, par sa pertinence, elle devient une œuvre théâtrale indispensable, pour continuer à poser cette question lancinante : jusqu’où ira la chute, et quand serons-nous prêts à l’arrêter ?
Du 10 octobre au 5 janvier à La Seine Musicale et en tournée dans toute la France en 2025
Billetterie : https://www.lahaine-live.com/les-dates
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