La plus précieuse des marchandises : s’il nous reste que le souvenir
- Hugo Lafont
- 19 nov. 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 nov. 2024
« Voilà la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vraie vie. L’amour, l’amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. »
On se souvient des pages cornées à force de larmes versées. Avec son livre La plus précieuse des marchandises publié en 2019, Jean-Claude Grumberg nous a offert l’un des récits les plus percutants des 20 dernières années sur les plus sombres heures de l’Histoire, démontrant la plus importante des vérités : même le plus fragile geste de solidarité peut lutter contre le désastre. Ce court texte, oscillant entre conte et témoignage, n’est pas tant un livre qu’un choc profond et bouleversant sur ce qui subsiste d’humanité face à l’innommable. Aujourd’hui, grâce à l’adaptation percutante de Michel Hazanavicius, cette œuvre essentielle connaît une nouvelle incarnation en film d’animation où l’indicible trouve le chemin du visible.
Retrouvez juste ici la bande annonce de La plus précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius : https://www.youtube.com/watch?v=jJ7JkqvnXmk

La plus précieuse des marchandises trouve son essence même dans le format doublement pertinent choisi par l’auteur, celui du conte. Grumberg y raconte l’histoire d’un bûcheron et de sa femme, vivant dans une forêt enneigée, privés d’une quelconque descendance. Un jour, une « précieuse marchandise » leur tombe du ciel : un bébé jeté depuis un train de la mort par des parents désespérés. Ce bébé, marqué par son origine juive dans une époque de persécutions, devient pour ces deux pauvres gens un trésor inestimable, symbole d’espoir et d’amour face aux horreurs de leurs temps et de leur éternité.
En empruntant les codes de la fable, Grumberg opte pour une forme universelle — et presque étrangement subversive — qui s’affranchit des dogmes d’un cadre historique imposé stricto sensu par le récit. Le format permet de rendre l’insupportable plus réel dans sa représentation métaphorique, et d’étendre les caractéristiques de l’horreur grâce à ce que la poésie implique d’humanité. Le récit pourrait se dérouler dans n’importe quel contexte de guerre, de persécution ou de déshumanisation, frôlant une possible interprétation allégorique de l’œuvre. Grumberg transforme l’histoire d’un massacre en un récit universel sur la lumière qui peut vivre en chacun de nous à travers ce fait incontestable que tache de rendre compte notre conteur : il n’existe de sacré que la vie humaine.
Jean-Claude Grumberg est un dramaturge et écrivain profondément marqué par son histoire personnelle : fils d’un père mort en déportation, il fait partie de cette génération d’auteurs pour qui écrire sur la Shoah joue le rôle d’instinct artistique substantiel. Dans La plus précieuse des marchandises, l’emphase n’a rien de nécessaire. Elle se situe dans la réalité même de son récit. Chaque phrase y sonne comme un rappel involontaire à nos devoirs civilisationnels. Grumberg y interroge l’inhumanité en même temps que les failles de beauté qui perdurent silencieusement entre les ombres.
Connu pour sa capacité à innover et à appréhender les ressorts du film de genre – de la comédie pastiche (OSS 117) au film muet (The Artist) –, l’adaptation en film d’animation de La plus précieuse des marchandises est sans conteste l’une des idées les plus inspirées que Hazanavicius ait jamais eues. Comment transposer un récit aussi intérieur en images ? Comment garder l’équilibre entre la sobriété du texte et la puissance émotionnelle qu’il véhicule ? Tout simplement en usant de ce qu’en soi implique l’idée de forme et de représentation.
Faire le choix de l'animation permet de transcender les limites du réel pour aborder l’indicible en transmutant la poésie du récit de base : le conte pour dire l’horreur et pour l’amplifier, faisant apparaître dans la représentation formelle enfantine d’une histoire l’horreur fondamentale qui la compose. Notre enfance s’en retrouve contaminée. Plutôt que de montrer directement les horreurs de la Shoah, le film explore les émotions et les idées portées par le texte à travers des tableaux visuels, proches de Gustave Courbet et des estampes japonaises, mesurés à l’émotion de ce qu’ils impliquent formellement. Les images, parfois oniriques, parfois d’une sobriété glaçante, complètent les mots de Grumberg en usant d’un autre média pour représenter tout leur caractère symbolique. Quand la réalité ne suffit plus, il faut revenir à ce que l’enfance nous apprenait. À comment elle se concevait et se représentait.
À une époque où les témoins directs de la Shoah disparaissent peu à peu, les œuvres de mémoire comme La plus précieuse des marchandises deviennent cruciales. Non seulement pour se souvenir, mais aussi pour réfléchir à ce que cette mémoire signifie aujourd’hui. En adaptant ce récit en film d’animation, Hazanavicius contribue à rendre ce travail de mémoire plus actif dans l’appréciation sensible de ses significations. Pour se souvenir, il faut que les sensations pallient à la faiblesse performative des idées. Il faut que survienne l’enfance. La Shoah ne peut être réduite à des chiffres ou des dates : elle est avant tout faite d’histoires individuelles et de tragédies intimes qui se doivent d’être rappelées à nos sens les plus profonds.
La plus précieuse des marchandises est un texte qui ne ressemble à aucun autre. Son adaptation prolonge son expérience et sa nécessité en démontrant comment son cadre formel et esthétique parvient à enrichir et renouveler notre rapport au souvenir. Alliés l’un à l’autre, le livre et le film résonnent comme un appel à la vigilance auquel nul ne peut rester sourd.
La plus précieuse des marchandises est une œuvre déchirante qui marque par la vérité de son urgence. La beauté y est un miracle. En ces temps où les échos du passé trouvent au présent des voix où finalement se répéter, ce récit, et son adaptation, sont des rappels nécessaires : que la mémoire se doit d’être bien plus qu’un devoir, qu’elle doit être un ordre, une injonction pour l’avenir et un hommage au passé, que chaque geste compte, que l’humanité dans sa flamme sait aussi bien raviver que ravager et qu’il faut que l’amour sache comment bien jouer avec le feu.
Car il semble toujours bon de répéter la vérité pour qu’elle nous apparaisse un peu moins fragile, voici quelques vers d’Aragon. Les douleurs et la beauté ne seront jamais acquises.
« Il y a dans ce monde nouveau tant de gens
Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur
Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens
Pour qui tant de douceur est désormais étrange
Il y a dans ce monde ancien et nouveau tant de gens
Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre »
La plus précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius est à retrouver au cinéma à partir du 20 novembre 2024.
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