Le Quatrième mur de Sorj Chalandon au cinéma : chant de bataille
- Hugo Lafont
- 15 janv.
- 4 min de lecture
La vie, puis enfin le silence. Un homme se tient debout dans un camp éventré. Sous ses pieds, des ruines ; autour de lui, des cadavres ; dans ses mains, un rêve pulvérisé. C’est tout ce qui reste à Georges, personnage central du roman Le Quatrième Mur de Sorj Chalandon, adapté aujourd’hui au cinéma par David Oelhoffen. Et pourtant, même dans ce néant dans lequel résonne encore l’éclat des bombes, le roman brûle d’une question : peut-on encore croire en l’art quand le réel nous explose à la figure ? L’espoir est-il encore valable dans un monde qui s’évertue sans cesse à l’anéantir ?

Liban, 1982. Des factions armées découpent Beyrouth en des milliers de vies brisées. La ville est un champ de guerre ouvert, une mosaïque sanglante où s’affrontent Palestiniens, Phalangistes, Druzes et Chiites. C’est là que Georges, un jeune Français sans expérience des conflits, débarque pour réaliser une promesse : monter Antigone de Jean Anouilh avec des acteurs issus de chaque camp. Une idée folle ? Bien sûr. Mais l’utopie n’a jamais craint d’être absurde.
Le Quatrième Mur n’est pas une belle histoire, c’est un récit brut, violent, où la guerre se ressent comme si elle était notre quotidien. Elle est un personnage, un bourreau omniprésent, un désespoir innommable qui infiltre chaque page, chaque silence. Georges croyait pouvoir imposer la poésie dans ce chaos ; il n’en suffisait pas plus pour que la guerre le dévore.
Chaque tentative de répétition est une négociation. Une lutte pour arracher une parcelle de calme à ce tumulte incessant. La vieille actrice qui refuse de mourir sur scène, car cela insulte ses croyances. Le guide qui traverse les checkpoints comme un funambule, sachant qu’un mauvais papier peut coûter une vie… Et tant d’autres vies que Chalandon se charge de montrer et d’honorer. Mais ce n’est pas seulement la guerre extérieure qui ronge Georges. La guerre s’immisce dans l’utopie elle-même. Chaque comédien arrive avec son fardeau : un frère tué, une maison détruite, une haine viscérale pour l’autre. Comment peut-on jouer à être Antigone quand on a la guerre dans la peau ?

Tout, dans le roman, mène à Sabra et Chatila. Ce massacre où, en septembre 1982, des centaines de civils palestiniens furent exterminés dans l’indifférence armée. Chalandon, grand reporter, y était. Il a vu les corps, les rires des assassins, la terre imbibée de sang. Il a ramené cette horreur dans ses mots, sans filtre, sans détour, exorcisme nécessaire à l’individu pour que le collectif puisse envisager l’indicible d’une douleur paroxystique.
Georges, dans son aveuglement, croyait qu’un instant de beauté pouvait résister à la guerre. Mais à Beyrouth, le théâtre ne sauve personne. Quand la scène vole en éclats sous les bombes, il ne reste que la peur, les cris, et les corps. Georges cesse d’être un homme de promesses. Il était impossible d’échapper à la fracture intérieure. Il devient l’homme qui, pour la première fois, comprend ce que le mot “massacre” signifie. Et quand il prend les armes, ce n’est pas pour se défendre : c’est pour rendre coup pour coup, pour se noyer dans cette violence qu’il a voulu annihiler.
Le Quatrième mur est une plaie qu’aucune cicatrice ne peut guérir. Il raconte ce que personne n’a su arrêter et qui continue de tuer aujourd’hui. Il raconte Gaza pris sous les feux israéliens, les conflits qui consument la Syrie, l’Ukraine, les autres terres occultées par le mensonge et l’ignorance. Ce que raconte Chalandon n’est pas le passé : c’est l’éternité de la haine humaine.
Et pourtant, derrière cette noirceur, persiste une question qui reste essentielle aux vivants. Peut-on encore croire en quelque chose ? Peut-on espérer que l’art – un livre, une pièce, un film – soit un refuge ? Chalandon ne peut parvenir à trouver une réponse claire, à nous la transmettre, et donc se fait passeur de ce que les mots suggèrent sans jamais parvenir à faire comprendre ; il pointe notre silence, notre passivité induite à l’interprétation et aux raisons impossibles.

Dans les mains de David Oelhoffen, Le Quatrième Mur devient un film âpre, tendu comme un fil de barbelé. Laurent Lafitte habite Georges avec une rage contenue, une incompréhension viscérale face à ce qui l’entoure. Les décors de Beyrouth, filmés comme des blessures à ciel ouvert, amplifient cette plongée dans le chaos. Mais c’est le texte de Chalandon qui continue de hurler au-delà des images. Qui vous force à regarder ce que la violence a forcé de regarder des millions d’innocents. Qui vous arrache à vos certitudes et vous laisse seul face à une question terrible : que pouvons-nous faire face à l’effondrement du monde ?
Le Quatrième Mur, c’est l’histoire d’un échec. Le théâtre n’a pas résisté à la guerre. L’utopie de Georges s’est brisée, comme tant d’autres avant elle. Et pourtant, ce roman ne sombre pas dans l’abîme de la résignation. Il murmure une vérité cruelle mais nécessaire : l’échec n’efface pas la valeur de la tentative. Georges a certes peut-être échoué, mais dans cet échec palpite encore quelque chose d’invincible. L’espoir se doit de rester essentiel. Que l’on tâche de se convaincre de sa nécessité, et peut-être qu’un jour la paix n’aura plus valeur d’utopie. Le rêve importe plus que le crime.
Car tout est là : choisir de rêver, même quand tout semble perdu. Le rêve implique une résistance que seule la possibilité de l’espoir inspire. Malgré l’horreur de la fin, ce qui reste n’est pas le triomphe de la violence, mais l’idée obstinée qu’un autre chemin était possible. Ce choix, même balayé par l’Histoire, ne disparaît jamais tout à fait. Il hante et transpire de nos descendants à nos aiëux. À la fin, il reste le dernier choix du lecteur, le plus important, le plus capital : savoir s’il saura se sentir capable d’oser l’espoir au-delà de la violence. Dans un monde où tout s’effondre, résister, c’est rêver encore.
Le Quatrième mur de David Oelhoffen avec Laurent Lafitte et Simon Abkarian, en salle dès le 15 janvier : https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=267468.html
Retrouvez dans toutes les librairies Le Quatrième mur de Sorj Chalandon, Prix Goncourt des Lycéens 2013.
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