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Rencontre avec Esther Teillard : Les chairs du désir

  • Hugo Lafont
  • 10 févr.
  • 17 min de lecture

Dernière mise à jour : 13 févr.

La littérature contemporaine appartient aux jeunes auteurs. C’est paré de cette certitude que nous arrivons aujourd’hui.


Non pas parce qu’ils renversent les codes, mais parce qu’ils n’ont plus rien à préserver. Ils écrivent comme on fracasse un mur à coups de masse, sans précaution, sans filet, sans cette peur absurde de mal faire qui paralyse tant d’écrivains en devenir. Ils n’ont pas d’héritage à défendre, pas de révérence à rendre, pas d’institution à ménager. Et c’est tant mieux. Esther Teillard, avec Carnes, ne s’inscrit dans aucune lignée, elle ne cherche ni à plaire ni à convaincre, elle n’adoucit rien, n’arrondit aucune phrase, ne tempère aucune image. Ce premier roman est un coup de poing lancé avec toute la force et toute l’urgence d’une jeunesse qui refuse l’ennui et qui préfère encore être haïe que poliment ignorée.


© Pauline Mugnier


Et il faut dire qu’on ne peut pas l’ignorer, Carnes. Dès les premières pages, le livre s’impose, impérieux et brutal, un cri, une bourrasque, un texte qui refuse la tiédeur des convenances et des déjà-dits assumant jusqu’au bout sa nature excessive. Tout y est trop : trop cru, trop frontal, trop en colère, trop insoumis, mais aussi trop humain même quand on ne l’est jamais assez. Il porte en lui cet excès viscéral qui nous façonne en secret, celui que l’on tait, que l’on masque, mais qui jamais ne disparaît. Un livre qui transpire, qui cogne, qui se débat. La narratrice traverse le monde comme on traverse un champ de mines, oscillant entre la violence du désir et celle du regard des autres, tiraillée entre deux villes qui se font face et se méprisent – Marseille, sa chaleur suffocante, son langage charnel, sa brutalité crasse, et Paris, ses Beaux-Arts de Cergy, ses salons aseptisés, ses postures idéologiques où l’intellect se dilue dans l’affectation.


Mais ce qui frappe le plus dans Carnes, ce n’est pas tant son esthétique du choc que la puissance de son regard. Car sous la fureur, sous l’amoncellement de chair et de sueur, sous cette volonté acharnée de tout exposer, de tout arracher, il y a la précision implacable d’un regard qui dissèque l’invisible, qui découpe le réel à vif et le recompose en un tableau d’une obscurité si nuancée qu’elle finit par éclairer ce que l’on refusait de voir. Teillard ne juge pas, elle constate, elle fouille, elle met à nu. Elle n’absout rien, ne condamne personne car il n’y a finalement personne à condamner. Elle sculpte une ville et une époque où l’on existe à coups de postures, où l’on se définit par ce que l’on revendique, où chacun s’invente un rôle à jouer pour masquer ses propres failles. Carnes est un livre habité par la peur du vide, par l’angoisse d’être rien, un texte qui refuse la neutralité et qui, à défaut de trouver une vérité, choisit la collision permanente pour mieux nous envisager en tant qu’unité.


À 23 ans, Esther Teillard ne débute pas dans la littérature, elle y entre en force, en trombe, en éclatant la porte. On la lit, on la rejette, on l’admire ou on l’exècre, mais on ne peut pas passer à côté. Carnes est un livre qui impose sa présence comme un parfum entêtant, une brûlure persistante, une griffure sur la rétine, et il y a quelque chose d’exaltant, de rare, dans cette manière d’écrire sans permission, de refuser les dogmes et doctrines, d’embrasser la fureur créatrice comme seul moteur littéraire. La littérature sera enragée, ou ne sera pas.


Nous avons voulu saisir l’incendie sous les mots, comprendre ce qui les consume et les propulse, ce qui, derrière la violence supposée, la pudeur dissimulée sous la crudité, l’insolence feinte, fait vibrer cette écriture avec une intensité si brute, si indéniable, qu’elle en devient fulgurante de vie. Nous avons rencontré Esther Teillard à l’occasion de la sortie de Carnes pour parler de langage et de désir, de la ville et de ce qu’elle fait aux corps, de la peur et de la honte, de l’écriture comme acte ultime d’affranchissement. Car si Carnes est un coup de force, il est avant tout un rappel essentiel : écrire, ce n’est pas chercher l’approbation, c’est avancer, brûler, et ne jamais demander pardon. C’est se défaire de ses carnes à vif pour revêtir une nouvelle peau.




Culture is the New Black : Esther, quelle est ton humeur du moment ?


Esther Teillard : Je vais bien ! C’est certainement l’état étrange d’attente et d’excitation inhérent à la sortie d’un premier roman, mais il est clair que je vais très bien.


Carnes est un premier roman qui ne ressemble pas à un premier roman. Il ne cherche pas à séduire et impose sa langue comme une évidence brutale. Quand as-tu su que ce livre devait être écrit ? Est-ce qu’il est né d’un choc, d’une obsession, d’un trop-plein impossible à contenir ?


Il est né un été de plomb, à Marseille, en plein mois d’août, quand la ville suffoque sous une chaleur écrasante. Ce genre d'été où tout semble figé, où l’air moite cloue les corps et engourdit les esprits. Cet été-là, j’ai vécu une expérience d’humiliation qui m’a laissée dans un état second. C’est là, dans cette moiteur étouffante, que Carnes a commencé à s’écrire. Ce roman est né de cette collision entre la brûlure d’un moment intime et celle d’une ville en surchauffe. Parce que parfois, la météo ne fait pas qu’accompagner une émotion, elle la façonne. On peut dire que Carnes est un roman caniculaire, né de la fournaise.


Écrire un livre, c’est toujours entrer dans une bataille : contre soi, contre le langage, contre ce qu’on attend de nous. En commençant Carnes, avais-tu un ennemi en tête ? Une idée reçue, une littérature trop sage, un mensonge à dynamiter ?


Je n’en sais rien sur cette idée de littérature trop sage. Moi, je ne la lis pas. Elle ne m’intéresse pas, elle m’ennuie. Ce que je sais, en revanche, c’est que je n’avais aucune envie de m’excuser. J’avais juste envie d’écrire comme je parle, comme je pense, sans retenue. À Marseille, on appelle ça un boucan : un chaos bruyant, un désordre qui emporte tout sur son passage. C’est exactement ce que je voulais faire. Faire du bruit. Oser écrire, tout simplement.


Par le biais d’un personnage, tu dis dans Carnes, « écrire, c’est traverser au mauvais moment, le piéton téméraire. » L’écriture est donc un acte irréversible, une décision qui expose. Mais qu’est-ce qui guette de l’autre côté du passage ? L’écrivain est-il condamné à être cet être en transit perpétuel, toujours en train de basculer sans jamais se stabiliser ?


Oui, je crois ! Pour moi, l’écrivain est semblable à une sorte d’insecte. Je sais que c’est une image étrange, mais j’ai cette sensation qu’il est un être hypersensible à son environnement, toujours en attente d’une métamorphose. Écrire, c’est occuper une position profondément inconfortable. Ce n’est jamais le bon moment, jamais la bonne condition. On avance en déséquilibre, on bousille tout sur son passage, on se met soi-même en difficulté. Mais c’est précisément cette instabilité qui rend l’écriture si fascinante. Elle peut imposer une métamorphose.


Ton style fait preuve d’une très grande maturité, cela fait longtemps que tu t’es mise à l’écriture ?


J’écris depuis un certain temps maintenant. À l’origine, j’ai fait les Beaux-Arts, mais j’étais une peintre désastreuse – vraiment catastrophique. C’était une frustration immense, parce que j’aime profondément la peinture ! Alors, à défaut de pouvoir peindre, j’ai commencé à écrire. D’une certaine manière, un roman, c’est une fresque. Une galerie de personnages que l’on compose, couche après couche. Les personnages que j’écris sont sans doute ceux que j’aurais aimé peindre !


Il y a des romans qui t’ont justement donné envie d’écrire ? Qui t’ont fait comprendre que tu pouvais justement peindre grâce à l’écriture ?


Énormément ! Dans mon livre, la narratrice n’a aucune caractéristique physique précise. On ignore tout d’elle, et c’est un procédé qui m’a toujours fasciné en littérature. Chez Dostoïevski, par exemple, les personnages sont sans visage, mais pourtant profondément incarnés. Ils existent à travers une agitation constante, un tourment physique et psychologique si intense qu’on les ressent presque viscéralement en tant que lecteur. On les voit, on les sent charnels, alors qu’en réalité, on sait à peine à quoi ils ressemblent. J’ai aussi une admiration immense pour Nabokov. Lolita m’a bouleversé, et je trouve qu’on l’a trop souvent déformé en le disséquant sous tous les angles. Mais le principe est le même : on connaît à peine les traits de Lolita, et pourtant elle surgit, elle hante, elle s’impose dans notre imaginaire avec une force troublante. Ce type de processus m’a clairement poussée vers l’écriture. Créer des personnages sans visage, qui s’incarnent autrement.


Ce qui est fascinant dans Lolita, c’est que l’on ne parvient à l’imaginer qu’à travers le regard de Humbert Humbert. Elle n’existe que par sa perception, par ce qu’il projette sur elle. C’est une forme d’incarnation par autrui, un procédé qui, d’une certaine manière, rejoint l’idée centrale de ton livre.


Bien sûr, mais en même temps, elle possède une présence qui ne dépend pas uniquement de lui. L’une des choses qui me fascinent chez Nabokov, c’est son rapport à la synesthésie. Il en était atteint, il entendait les couleurs, voyait les sons… C’est vertigineux. Même si Lolita a été hypersexualisée par Humbert, elle existe comme une sorte de tableau vivant, une entité sensorielle autonome, un monstre de sensations. On peut lui associer des centaines d’impressions, de mouvements, sans jamais avoir besoin d’un portrait détaillé. J’adore cette idée en littérature : quand ce sont les sens, et non les descriptions physiques, qui incarnent véritablement un personnage.


© Pauline Mugnier


“Il faut écrire en sachant que l’autre peut te tuer », peut-on lire dans ton roman. Quelle est cette menace ? L’écriture met-elle en danger parce qu’elle met à nu ou parce qu’elle oblige à regarder la violence en face ? As-tu ressenti une forme de vulnérabilité en publiant Carnes ?


Sans aucun doute, et écrire comporte clairement plusieurs dangers. Ce qui me terrifie le plus, c’est l’idée de figer une pensée. J’ai 23 ans, je suis encore en construction, ma réflexion évolue en permanence, et enfermer une idée dans un livre, lui donner un caractère définitif, ça a quelque chose d’angoissant. Mais au-delà de ça, écrire met aussi les autres en difficulté. L’entourage, notamment. D’une certaine manière, celui qui écrit est toujours dans une forme de manipulation. Comme un insecte, il se colle aux autres, il absorbe, il extrait, il transforme ce qu’il observe en matière littéraire. C’est une position morale troublante, qui demande forcément un questionnement. Et puis, il y a cette vulnérabilité inhérente à l’acte d’écrire. Ma narratrice, dans le roman, est presque constamment nue dans son rapport aux autres. Littéralement une carne, une chair à vif, une peau sans protection. Parce qu’elle est perpétuellement exposée, elle vit en état de guerre permanent, toujours sur la ligne de front du regard des autres.


Elle semble en effet hantée par cette tension entre dire et se taire, entre l’impulsion d’exposer la réalité et la conscience que la dire, c’est s’exposer soi-même. Pour toi, où se situe la vraie obscénité : dans la monstration ou dans l’évitement ?


Dans l’évitement, sans aucun doute. Carnes est un roman brutal, mais faussement obscène, car il reste profondément pudique. La nudité, le sexe, le vulgaire… tout cela est traversé par une distance, par ce regard détaché que la narratrice pose sur ce qu’elle vit. Et c’est précisément cette retenue qui rend le récit encore plus violent. Elle est bien plus pudique qu’on ne le pense, et c’est ce décalage qui crée une étrangeté, une bizarrerie dans sa façon d’appréhender les choses. Elle subit les situations, mais il y a en même temps chez elle une forme de masochisme qui la pousse à y retourner. Pourquoi s’attache-t-elle à Noé, cet écrivain qui incarne à la perfection la caricature du mâle alpha, dont elle sait qu’il va la blesser ? Elle en est consciente, et pourtant, elle s’y expose, encore et encore. Je trouve cette dynamique bien plus intéressante qu’une violence frontale. L’évitement est plus insidieux, plus troublant. Il agit en profondeur, là où l’excès de monstration peut parfois désamorcer une certaine idée de l’obscénité.


Dans un passage magnifique, tu écris “le désir maintient en vie (…). Le désir est là pour rappeler que ça durera encore. La laideur inspire l’extinction.” Ton livre est saturé de désir, mais jamais comme une évidence joyeuse. C’est un désir qui cogne, qui blesse, qui met à l’épreuve. Est-ce que désirer, c’est nécessairement souffrir ? Penses-tu qu’il est déterminé dans et par la souffrance ?


Oui, dans le roman, le désir est entièrement dissocié du plaisir. C’est la carne du désir, un désir dépouillé de toute joie. Les personnages sont profondément désirants, mais leur désir ne fait que les enfermer davantage dans leur solitude. Il y a donc une certaine rudesse dans ce désir-là, car il se rapproche de son étymologie même – une origine que j’ai toujours trouvée magnifique : regretter l’étoile perdue. Il y a dans le désir une part intrinsèquement tragique, une condamnation dont on ne peut s’extraire. Dans le roman, il est voué à l’échec, à l’inachèvement, à la frustration. Il ne mène nulle part, il se consume sans jamais rencontrer véritablement l’autre.


Le désir serait-il voué à ne jamais être ressenti avec le plaisir ?

Je ne pense pas, au contraire ! Le désir peut être joyeux, festif, naïf même. Mais pour Carnes, j’ai voulu en explorer une autre facette : son lien étroit avec la violence. Ce roman, c’est précisément cela. Un corps qui ne s’excuse pas, qui blesse, qui impacte les autres autant qu’il se détruit lui-même. Un corps qui se heurte, qui brûle. Carnes, c’est cette voix-là.



© Pauline Mugnier


Le sexe, dans Carnes, n’est pas un espace de libération mais une arène où se rejoue la domination, la brutalité, la quête vaine d’un territoire à soi. Ta narratrice est souvent passive, elle subit le regard, le fantasme des autres. Est-ce une manière de montrer que le corps féminin ne peut jamais être neutre, jamais un espace d’expérience simplement individuel ?


Bien sûr. La narratrice en fait l’expérience à vif. Son corps est en perpétuelle collision avec le monde, parce qu’elle grandit, parce qu’elle explore sa féminité sans savoir quoi en faire. Autour d’elle, les figures féminines sont déroutantes, parfois inquiétantes : une mère procureure qui laisse traîner ses dossiers, Hestia, imposante et obscure, les cagoles, brutales. Elle se retrouve seule face à ces multiples visages du féminin, exposée, vulnérable. Son corps encaisse tout, à la fois objet de désir et champ de bataille. Ce qui m’intéressait, c’était cette trajectoire initiatique, ce passage de l’adolescence à l’âge adulte où l’on est projeté dans un monde qui nous cogne de plein fouet. J’aime ces narrateurs quasi vierges d’identité, comme dans les romans gothiques, ces pages blanches jetées dans un univers hostile. Parce que le corps, lui, n’est jamais neutre. Il ne peut échapper aux regards, pas plus qu’il ne peut échapper à la ville qui l’entoure.


Justement, l’un des paradoxes de ton texte, c’est cette obsession de la chair, du corps concret, et en même temps une narration qui refuse de donner un visage précis à son héroïne. Ce flou, c’est un refus de l’assignation, ou au contraire une manière de souligner que le corps, même insaisissable, n’échappe jamais au regard de l’autre ?


Le corps échappe effectivement rarement aux regards des autres. Non seulement il est constamment observé, mais il est aussi soumis au regard de la ville elle-même. À Marseille, la narratrice a appris à se méfier du regard porté sur son corps, à ressentir la rudesse de cette ville qui façonne autant qu’elle malmène. Mais pour survivre à cette violence, elle a fini par l’intégrer, par l’adopter. Elle observe désormais le monde avec cette même dureté, retournant sur les autres ce qu’elle a subi. Son corps est piégé dans les projections des autres, mais sa langue, elle, est libre. Ce que j’oppose au corps dans le roman, c’est le langage : la langue est un espace beaucoup plus frivole que le corps dans l’histoire. Chaque personnage a sa propre voix, son propre caractère, et tandis que la narratrice est prisonnière de son corps et des projections que les autres portent sur lui, c’est dans sa langue qu’elle trouve une réelle liberté, une manière de regarder et de dresser des portraits sans entrave.


Pour parler un peu de la marge et des normes, tu écris “l’une est une cagole, une dégueulasse qui fait bander les hommes, l’autre est une gouine à cheveux bleus cyan. Elles se détesteraient si elles se rencontraient. La rencontre n’aura jamais lieu.” Ce refus de la rencontre, c’est un constat ou une fatalité ? L’époque est saturée de discours sur l’inclusivité, mais ton livre dit autre chose : que certaines distances sont irréconciliables. Pour toi, qu’est-ce qui maintient ces frontières entre les corps, entre les identités ?


Plusieurs choses. Pour moi, cette distance entre les identités vient d’un manque de curiosité. Ces personnages ne sont pas curieux les uns des autres, ils restent chacun dans leur espace clos. Il y a souvent cette image des croix rouges tracées au sol. Ce sont des personnages qui trouvent leur équilibre dans leur environnement, car ils ne survivraient pas dans un autre. Ils sont inadaptés, en quelque sorte. Ils n’existent que sur leur propre territoire. La cagole, par exemple, n’existe que sur la plage, sous le soleil ; si elle n’est plus sur la plage des Catalans à Marseille « à faire bander les hommes », elle cesse d’être. Quant à « la gouine aux cheveux bleus cyan », elle vit dans l’univers des Beaux-Arts, dans sa politisation, dans son discours militant. Et ces deux mondes ne se croisent pas. Elles ne se regardent pas, ne cherchent pas à se comprendre. Il n’y a ni rencontre, ni friction, juste une indifférence réciproque qui traduit aussi un manque d’autodérision. Les gens restent entre eux. Seuls les solitaires du roman, comme la narratrice, Hestia, et même Noé, qui sont les vrais punks, sont plus aptes à la curiosité puisqu’ils sont seuls.


© Pauline Mugnier


Carnes expose une violence paradoxale : celle des marges qui deviennent elles-mêmes oppressives, des espaces censés être ouverts qui répliquent les mêmes logiques d’exclusion. L’écriture peut-elle encore être un lieu d’affranchissement, ou est-elle condamnée à reproduire les rapports de force du monde ?


L’écriture est, par essence, un espace d’affranchissement. Sinon, je n’écrirais pas. C’est sans doute le moyen le plus direct pour s’extraire des rapports de force, de la brutalité que l’on subit ou que l’on observe. Cela ne signifie pas que cette violence disparaît, mais sur la page, elle ne nous enferme plus. Pour moi, écrire, c’est accéder à une liberté absolue. Un lieu où l’on peut tout transgresser : la morale, les attentes, les rôles assignés. Si on a été élevée pour être une parfaite petite fille, on peut devenir une peste en écrivant. On peut briser les cadres, tester toutes les limites, se réinventer. C’est ce qui rend l’écriture si puissante, et peut-être aussi si dangereuse. On peut aller trop loin, certains l’ont fait, certains le font encore. Mais quoi qu’il en soit, elle reste un territoire où celui qui s’y livre peut, enfin, s’appartenir pleinement.


Ta narratrice arrive à Cergy avec l’idée de trouver un territoire plus libre, plus pensé, plus déconstruit. Mais elle se rend compte que l’intelligentsia a ses propres codes, ses propres prisons invisibles. Tu crois que la vraie liberté, aujourd’hui, est une illusion ? Ou peut-on encore échapper à certains codes ?


On peut encore, sans doute, échapper à certains codes, mais la liberté n’est plus ce qu’elle était. Longtemps considérée comme une valeur fondamentale, elle semble aujourd’hui relayée au second plan. Ce qui prime désormais, c’est l’appartenance au groupe, le besoin de se fondre dans une identité collective. Et cette quête d’unité, d’une certaine manière, grignote l’individu. On se méfie des grands défenseurs de la liberté, on les associe aux jouisseurs, à ceux qui vivent sans se soucier des autres. On se méfie des solitaires. Je pense que la liberté n’est plus vraiment à la mode.


Marseille est une violence frontale, Paris une violence feutrée. Dans Carnes, on a l’impression que le choix entre les deux est une impasse. L’une t’écrase de sa présence brute, l’autre te liquéfie sous des codes assassins. Y a-t-il un endroit où il reste possible de ne pas être pris au piège ?


L’écriture ! Écrire, c’est échapper à tout ça. C’est trouver sa propre voix, ses propres mots, sa propre langue, sa propre histoire. C’est le moyen ultime de se libérer des carcans, d’imposer sa singularité, d’affirmer une force individuelle face aux prisons individuelles.


Le langage lui-même justement que tu utilises dans Carnes est différent selon la ville. Marseille est directe, sexuelle, pulsionnelle. Paris intellectualise, rationalise, digère. Comment on écrit entre ces deux langues ? Ta propre écriture oscille-t-elle entre les deux, ou cherche-t-elle à créer un territoire hors de ces influences ?


La langue, au fond, est la véritable question du roman. C’est elle qui m’a demandé le plus de travail, car ce livre n’a pas vraiment d’histoire au sens classique du terme. Il raconte une femme sans identité, sans traits marqués, mais qui se définit par sa langue. C’est elle qui la construit, qui lui donne corps. Elle tisse son propre langage, navigue entre les mots, absorbe et recrée. Marseille est crue, sexuelle, brute, une ville où le langage cogne autant que les corps. Paris, en comparaison, est plus maniérée, cynique, policée. La narratrice brasse tout cela, fait sa propre marmelade avec ces contrastes. C’est tout le parti pris du roman : mêler Jul et Giono, coudre ensemble des fils qui ne devraient pas s’entrelacer, faire naître une langue hybride, issue d’une mutation.


Dans Carnes, tout est à vif : les corps, les mots, la narration elle-même. Mais il y a aussi une forme d’humour acide, un cynisme qui empêche la complaisance. La seule façon d’écrire sur la violence, c’est d’y injecter du dérisoire selon toi ?


On me parle souvent de cynisme à propos du roman, mais je ne le ressens pas ainsi. Je n’aime pas le cynisme, il ne m’attire pas, ni dans la littérature ni dans la vie. Ce qui m’intéresse, c’est la caricature. Aux Beaux-Arts, je dessinais déjà sous cette forme, parce que la caricature ouvre un champ immense de possibles, elle permet d’aller plus loin, de tout exagérer sans retenue. Ma narratrice a un regard acide, mais elle n’est pas cynique. Elle ne juge pas. Ni l’artiste déconstruit, ni la cagole. Elle se moque, certes, mais elle se moque aussi d’elle-même. Ce n’est pas de l’amertume, c’est une forme d’autodérision. Comme le disait Sade, la grande erreur serait d’injecter une morale dans ses personnages.


© Pauline Mugnier


Tu parles souvent de la honte comme moteur de l’écriture. On attend des écrivains qu’ils maîtrisent leur discours, qu’ils sachent exactement pourquoi ils écrivent. Mais si on sait déjà tout avant d’écrire, alors à quoi bon écrire ? Pour toi, un texte doit-il naître d’un doute ou d’une certitude ?


D’un doute, bien sûr. L’écriture naît toujours d’un doute. Il faut se méfier des certitudes. Écrire, c’est se jeter dans l’inconnu, quitte à être pétri d’hésitations, à se dire qu’on va se faire écraser, que tout va foirer. Mais il faut y aller. Le doute est une matière créative en soi, au même titre que la honte. D’ailleurs, mon prochain texte tourne justement autour de ce sentiment, qui me semble d’une richesse inouïe.


Écrire, c’est s’exposer à être mal compris, à être jugé, récupéré, caricaturé. Carnes est un livre brutal, il impose son rythme, il ne prend pas de gants. Mais as-tu eu peur, à un moment, qu’il soit mal lu ?


Bien sûr, il y a toujours une crainte que le texte soit récupéré, interprété sous un prisme auquel je n’avais jamais pensé. Mais c’est le jeu. À partir du moment où un livre existe, il ne nous appartient plus. C’est comme un oiseau qu’on lâche : il suit son propre vol. Je tombe parfois sur des critiques qui me prêtent des intentions qui ne m’ont jamais traversé l’esprit, mais c’est le risque inhérent à toute publication. Jusqu’ici, Carnes a été plutôt bien compris, et j’en suis soulagée. J’avais peur qu’il soit enfermé dans une lecture trop politisée, mais pour l’instant, il suit son cours.


« Il faut écrire comme un enfant ou un autiste, sans exigence vitale, sans volonté de se reproduire. » Écrire, c’est donc une pulsion, pas une ambition ? Une nécessité qui n’a rien à voir avec la carrière, avec l’idée d’une postérité ?


Écrire un roman, c’est traverser une multitude d’états. Pour ce livre, l’idée même d’être publiée ne m’avait jamais effleurée. C’était impensable, inatteignable. J’étais à Marseille, et depuis là-bas, Paris avait des allures de capitale lointaine, inaccessible, presque balzacienne. Il n’y avait donc aucune volonté de plaire, aucune séduction dans l’écriture. Et c’est tant mieux. Je pense qu’il ne faut jamais chercher à séduire en écrivant, encore moins minauder. Ça sonne faux immédiatement. Il faut y aller, la carne à vif.


Beaucoup d’écrivains parlent de l’acte d’écrire comme d’un artisanat, d’un travail patient, méticuleux. Mais dans Carnes, on sent une urgence, une écriture qui ne peut pas attendre. Est-ce que ce livre a été écrit comme on crache un cri, ou y a-t-il eu des moments de maîtrise, de recul ?


Carnes s’est écrit dans l’urgence, jour et nuit, en quelques semaines, comme une nécessité. Je ne crois pas que l’urgence soit toujours la meilleure condition pour créer, mais pour ce roman, elle l’était. Il s’est écrit pour et par la carne, dans une forme d’épuisement physique et mental.


Et comment tu abordes justement l’écriture de ton prochain ?


Mon écriture actuelle est plus lente, plus posée. Un autre rythme, une autre manière d’aborder le texte. Ça me demande de structurer davantage, d’y retourner régulièrement, de ne pas être dans cette tension permanente. C’est un travail plus difficile pour moi, mais tout aussi intéressant. Juste plus long, plus exigeant.


À la fin de Carnes, que reste-il ? Un combat terminé ? À peine entamée ? Ou juste une mue abandonnée sur le bord du chemin ? Si tu relisais Carnes aujourd’hui, est-ce que tu aurais envie d’y ajouter quelque chose, ou bien un texte doit-il être un instantané, figé dans son propre vertige ? Qu’espères-tu de lui ? 


Je ne relirai pas Carnes. Si je le faisais, je ne verrais que ce que j’ai envie de corriger, de modifier. Or, ce livre est un instantané, un combat de boxe. Il essouffle. C’est d’ailleurs ce que me disent les lecteurs : certains n’aiment pas, ils me disent qu’il les a heurtés, mis mal à l’aise, mais ils ont été incapables de le lâcher. C’est exactement ce que je voulais. Je voulais un texte qui laisse des marques, qui cogne. Qu’on en ressorte KO. Ce que j’espère pour lui est simple : qu’il soit lu. Je n’attends pas qu’il transforme ses lecteurs, ni même qu’il soit aimé. Qu’il dérange, qu’il exaspère, c’est bien aussi. La seule chose que je ne pourrais pas supporter, c’est qu’il laisse indifférent… Qu’il soit lu me suffira amplement.


Alors lisez-le.

Carnes d'Esther Teillard (Pauvert) est à retrouver dans toutes les librairies.



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